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Le Social Business


Qu’est-ce que le social business ? Le terme apparaît dans les années 90 porté par Muhammad Yunus. Surnommé « le banquier des pauvres », cet économiste et entrepreneur bangladais a reçu le prix Nobel de la paix en 2006 pour avoir inventé le microcrédit avec sa banque, la Grameen Bank, fondée en 1976.

La définition du social business par Muhammad Yunus « s’applique à une entreprise ayant décidé de se doter d’un objectif social, fonctionnant par autofinancement et ne reversant pas de dividendes à ses actionnaires » (1). Dans le monde de Muhammad Yunus, plus besoin de subventions, plus besoin d’Etat, même plus besoin d’associations, la pauvreté sera vaincue par l’auto-entreprise et le microcrédit. « Le social business proposé par Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix, se passe même de subventions, de dons et de bénévolat pour se positionner intégralement sur le marché », note le rapport du Haut comité à la vie associative de 2017.
Si tout le monde devient maître de sa propre entreprise, alors il n’y aura plus de pauvreté. Simple comme bonjour. Il développe cette approche dans deux livres aux titres évocateurs : « Vers un nouveau capitalisme » (2008) et « Pour une économie plus humaine » (2012) . Dans son premier livre, il écrit : « Un projet conduit dans un objectif social qui facturerait un prix ou des honoraires pour ses produits ou ses services mais ne serait pas capable de couvrir complètement ses coûts, ne saurait être qualifié de social business. Tant qu’elle doit compter sur les subventions ou sur les dons pour combler ses pertes, une telle organisation relève du secteur caritatif. Mais dès qu’un projet de cette nature parvient à couvrir ses coûts de façon pérenne, il accède à un autre monde : celui des entreprises. Ce n’est qu’alors qu’il deviendra un social business » (2).

Les pauvres, des entrepreneurs comme les autres.

Deux sortes de développement du social business version Yunus existent, le premier propose donc de faire des pauvres des entrepreneurs via les microcrédits mais également en s’appuyant sur une approche économique intitulée « Bottom of the pyramide » (BoP?), la base de la pyramide en français. Qu’est-ce que cette base : les pauvres. Les 4 milliards d’humains qui vivent avec moins de 2 dollars par jour ; le concept est parfois étendu à ceux qui sont juste au-dessus de deux dollars. Considérés comme un immense marché potentiel, ces pauvres deviennent désormais la cible de techniques commerciales. Ainsi, la première expérience du social business version Yunus nait en 2006 entre Danone et Grameen (…) : Cette Grameen Danone Foods Limited veut vendre à prix modique des yaourts hyperprotéinés aux enfants pauvres du Bangladesh. Les enfants des « BoP? » puisque parfois, par souci de clarté, cette catégorie de la population est réduite au sigle, cynisme du langage.

Le deuxième se développerait, par exemple, dans le champ de la santé en commercialisant des polices d’assurance maladie qui permettraient aux pauvres d’accéder à des soins médicaux « abordables »… ou bien en proposant des recycler des ordures ménagères, ou bien en proposant des systèmes de production d’énergie ou d’eau… Vraiment cela rappelle bien quelque chose … des services publics, non ? Dans le monde de Muhammad Yunus, ces « business » doivent rester totalement hors du champ de l’Etat puisqu’il considère que les Etats sont incapables de les gérer ou bien trop pauvres pour le faire… Et il n’est pas question de revendication politique ou de mouvements sociaux pour transformer le modèle dominant, c’est bien là tout le sens du social business, prétendre vaincre la pauvreté sans rien toucher aux fondamentaux du système capitaliste. « L’idée que la pauvreté puisse être un marché rentable se répand », écrit Jean-Louis Laville (3) qui stipule que dans ce nouveau contexte, selon Muhammad Yunus dont il cite les écrits : « l’association est amenée à se convertir en entreprise sociale, alors abordée comme une entreprise « au sens plein du terme » parce que fonctionnant conformément aux principes de gestion qui ont cours dans une entreprise classique » et « capable de couvrir complètement ses coûts » ».

Une vie éternelle pour l'argent

Muhammad Yunus dénonce également l’approche philanthropique : « Dans la charité, l’argent part et ne reviens jamais. Si on peut le transformer dans une économie comme le Social business, il peut aller de l’avant, se recycler. Ainsi, l’argent dépensé dans le Social business a une vie plus longue. Car on récupère l’argent que l’on dépense, on génère ainsi un nouveau cycle, et ainsi de suite… Avec la charité, l’argent n’a qu’une vie, mais si on peut le convertir dans le Social business, il devient immortel », explique-t-il dans un documentaire intitulé Social Business qui raconte comment Véolia vend de l’eau dans un village du Bangladesh (4) où l’eau disponible est empoisonnée à l’arsenic. Là encore, dans l’approche de Muhammad Yunus, il ne sert à rien de militer pour des services publics qui assurent une eau non toxique, de faire valoir l’accès à ce bien essentiel, voire d’imaginer défendre l’eau comme un commun, mieux vaut développer un nouveau commerce à destination des plus pauvres.

Ce film a été présenté lors du premier événement après l’ouverture en 2017 du centre Yunus à Paris à la maison des Canaux. Lors du débat qui a suivi la projection, l’administrateur de Grameen Veolia Water, porteur du projet, Eric Lesueur assure : « Le social business n’est pas un long fleuve tranquille ». « Vendre des microcrédits, vendre des yaourt, vendre des chirurgies de la cataracte, vendre de l’eau, ce sont des métiers très différents », explique sans rire Eric Lesueur, un point de vue qui n’était pas partagé par Muhammad Yunus « qui avait la vision que tout produit ou tout service se vendait de la même manière ». Or, assure Eric Lesueur, « pour vendre de l’eau dans ces pays là, puisqu’on parle de business donc il s’agit de vendre de l’eau potable, les habitants ont des figurations de ce qu’est le droit à l’eau, ce qu’est une eau pure, de la manière dont elle est répartie entre les habitants, extrêmement différente de la représentation que nous en avons », assure-t-il. En clair, personne ne s’attendait à ce qu’on leur vende de l’eau qui pour eux était accessible gratuitement. Il a fallu penser « l’argumentaire de vente » en tenant compte de la manière dont « était vécue l’arrivée d’une eau potable sans arsenic produite par une entreprise étrangère ». Au fil des ans, il s’est avéré que ce « business » ne pouvait être rentable sans une prise en charge des infrastructures qui exigent des investissements importants, donc pour faire du profit, il faut que les infrastructures existent ou soient financées par la puissance publique. Au final, ce social business a pu survivre en développant des connexions d’eau directement chez des habitants avec un « certain niveau de vie » et qui affichent l’accès à l’eau directement chez eux comme signe de prospérité. Eric Lesueur défend ce nouveau business modèle en expliquant : « Pour atteindre l’objectif d’équité sociale et de santé publique, tous les moyens sont bons. S’il s’agit d’atteindre l’équilibre économique en vendant du confort, du standing plutôt qu’en vendant de la santé, finalement le résultat est toujours bon, on a réussi à faire boire et à vendre de l’eau sans arsenic a cette population » Business is business.

Paris, capitale du social business ?

Muhammad Yunus veut faire de Paris le « hub » du social business en Europe. « Soutien indéfectible » de la candidature de Paris pour les jeux olympiques, explique le président du centre parisien Yunus. « Il considère que les jeux peuvent être un formidable levier pour l’inclusion sociale, le développement des territoires ». Dans une tribune dans Le Monde, pendant la crise sanitaire, Muhammad Yunus propose de prendre ce modèle du Social Business pour refonder le « monde d’après » : « Dans ce grand plan de reconstruction, je propose de donner le rôle central à une nouvelle forme d’entrepreneuriat que j’ai appelée le « social business ». Une entreprise de ce type a pour seul objet de résoudre les problèmes des individus, sans but lucratif pour les investisseurs autre que celui de récupérer leur mise. Une fois l’investissement initial amorti, tous les bénéfices sont réinjectés dans l’entreprise », assure-t-il.
Plus loin, il ajoute : « Cela fait peu de temps que les cours d’économie abordent des sujets comme l’entrepreneuriat social, l’économie sociale et solidaire, l’impact investing (investissement à impact social) ou les organisations à but non lucratif. La reconnaissance dont bénéficient mondialement la Grameen Bank et le microcrédit n’y est pas pour rien » (5). Entrepreneuriat social, investissement à impact social, Social business se nourrissent mutuellement pour faire de l’économie sociale et solidaire « libérée » de ses revendications politiques. Jean Moreau, coprésident de Tech for Good France allait au bout de cette logique dans un entretien au Monde en septembre 2020 : « L’économie sociale et solidaire était jusqu’alors perçue comme très à gauche, militante. Nous, on a réussi à rendre ça bankable et sexy. Aujourd’hui, avoir une mission noble ajoute un supplément d’âme à votre business et attire les investisseurs. » (6) Pour Jean-Louis Laville ces approches défendent « un néolibéralisme amendé qui se présente après les manifestations altermondialistes et les printemps arabes. Il ne se contente plus de prôner la généralisation de la concurrence, il internalise des réponses à la question sociale pour désamorcer toute contestation globale » (7).



(1) « Le grand récit du social business », Antoine Perrin, dans Du social business à l’économie solidaire, critique de l’innovation sociale, Maïté Juan, Jean-Louis Laville, Joan Subirats, Eres, 2020.
(2) "Vers un nouveau capitalisme", Muhammad Yunus, Editions JC Lattès, 2008
(3) "L'économie sociale et solidaire. Pratiques, théories, débats", Jean-Louis Laville, Editions Point, 2016
(4) Muhammad Yunus, prix nobel de la paix en 2006, dans le documentaire Social Business qui raconte comment Velioa vend de l’eau dans un village du Bangladesh où l’eau est empoissonnée à l’arsenic. Diffusé le 15 février 2017 sur Public Senat :
(5) https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/05/muhammad-yunus-la-crise-du-coronavirus-nous-ouvre-des-horizons-illimites-pour-tout-reprendre-a-zero_6038665_3232.html
(6) https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2020/09/25/l-entreprise-va-t-elle-sauver-le-monde_6053628_4497916.html, Nicolas Santolaria, Le Monde, 25 septembre 2020.
(7) jean-Louis Laville, Ibid.